Hans Blumenberg

Claude-Alain Risset, 2012
claude-alain.risset@laposte.net

Table des matières

1 La résistance
2 L’histoire de la pensée
3 Une phénoménologie de la phénoménologie
4 La métaphore
5 Commentaires
 5.1 La résistance
 5.2 L’histoire de la pensée
 5.3 Une phénoménologie de la phénoménologie
 5.4 La métaphore
6 Quelques éléments supplémentaires
 6.1 Naufrage avec spectateur
 6.2 Libido Sciendi
 6.3 Cassirer
 6.4 L’imitation de la nature (présentation rapide)
7 Deux citations
 7.1 Sur la liberté
 7.2 L’homme: renoncement à l’immédiateté
8 Bibliographie pour ce qui précède
 8.1 Blumenberg considéré ?
9 Une démarche dans la découverte de l’œuvre de Blumenberg
10 Nicolas de Cues
 10.1 Nicolas de Cues, (précurseur d’une physique philosophique ?)
 10.2 Nicolas de Cues, au delà de l’ambivalence de la théologie chrétienne
 10.3 La docte ignorance: une des dimensions de la pensée leibnizienne
 10.4 Autres avancées primordiales
11 Annexe. Une approche leibnizienne: les dynamiques possibles et les représentations du mouvement

Pour s’orienter au sein de l’œuvre considérable de Hans Blumenberg, il est possible de l’articuler autour de quelques thèmes et préoccupations majeurs.

1 La résistance

Ancrée dans sa rencontre avec le nazisme, l’activité intellectuelle de Hans Blumenberg est marquée par son engagement dans la résistance (intellectuelle), avec par exemple sa dénonciation de Carl Schmitt, juriste et politiste dont l’activité, pour lui, est consacrée à un dévoiement de la pensée politique. Il note en particulier l’absence de rigueur du fondement du discours de Schmitt, qui pose (en 1929) la distinction ami-ennemi comme critère distinctif du politique : Blumenberg relève que la catégorie d’“ennemi” est politique, alors que celle d’“ami” est anthropologique. Confondre les deux registres conduit naturellement à une justification du racisme, de la solution finale, à Le Pen et à ce que cache le prétendu choc des civilisations.

Mais sa résistance se manifeste aussi contre les positions qu’il juge obscurantistes chez Jünger et Heidegger : avec une affectation d’évidence, ils affirment comme allant de soi des opinions réactionnaires, protégés par l’argument d’autorité que leur confère leur aura.

2 L’histoire de la pensée

Au delà des approfondissements sur le mythe et la métaphore (évoqués plus loin), sa démarche l’entraine à remettre en cause la façon de présenter la révolution des temps modernes comme un simple glissement, une sécularisation de ce qui existait auparavant. Le thème continuiste de la sécularisation entend nier l’importance de révolutions, en prétendant que tout n’est qu’un approfondissement naturel de ce qui existait dans une phase précédente. Dans cette démarche, il rencontre Cassirer.

On trouve aussi, dans son regard critique du développement historique de la pensée une analyse lumineuse (reprise aussi plus loin) des hiérarchies langage/pensée, avec entre autres la place de la Mathesis Universalis, de la « Libido Sciendi »...

3 Une phénoménologie de la phénoménologie

Dans Description de l’homme Blumenberg reprend, à la suite de Husserl, la réflexion sur le fondement (laïque) de notre rapport au monde. Le refus d’accepter naïvement le réalisme – « on ne peut avoir qu’un rapport subjectif avec “le réel” » – comme l’a priori kantien ont conduit Husserl à la phénoménologie. Mais il relève que la « légitimation » de la vision subjective, même avec le travail de suspension du jugement, nécessite une justification qu’on ne peut trouver que dans les autres : elle exige une anthropologie philosophique.

4 La métaphore

Les métaphores n’ont pas seulement le rôle de « laboratoire des concepts », elles sont aussi « un moyen de réaliser la saisie de contextes », un lien permettant de ramener au « monde de la vie ». Elles naissent d’« anticoncordances », qui seraient mortelles pour la conscience si leur anormalité n’était pas intégrée (par la métaphore) dans une normalité supérieure ; c’est ce qu’illustre par exemple la métaphore de Wittgenstein « une bonne métaphore rafraichit l’entendement ».

Cela correspond à un renversement par rapport à l’approche herméneutique : « Ce n’est pas l’explication qui enrichit le texte au delà de ce que l’auteur y a mis consciemment, le rapport à l’élément étranger passe de manière imprévisible dans la productivité des textes ».

5 Commentaires

5.1 La résistance

Le dévoiement de la pensée de Schmitt n’a pas été discerné par nombre de penseurs “de gauche”, qui vont même jusqu’à prendre l’acharnement de Blumenberg à le combattre comme une preuve de l’intérêt de la réflexion schmittienne.

La technique dénoncée chez Jünger et Heidegger a été utilisée ensuite, par exemple par François Furet pour nier l’originalité et l’importance historique de la révolution française, ou par la “révolution” du néolibéralisme triomphant. Elle est combattue, de la même façon, par Eric Hobsbawm ou Noam Chomsky.

Emblématique des positions individualistes de Jünger et Heidegger dénoncées par Blumenberg est celle de leurs métaphores forestières, avec leur exaltation du refus des autres. Dans l’analyse d’un texte de Heidegger, il confronte son bois de bouleaux à Buchenwald...

5.2 L’histoire de la pensée

Sa démarche peut être éclairée par son travail d’approfondissement de la pensée patristique lors de sa semiclandestinité dans les structures catholiques, pendant la guerre. Sa critique de la « sécularisation » apparait en particulier dans Légitimité des Temps Modernes. Dans sa convergence avec Cassirer, reprise plus loin, il insiste sur le tournant de sa pensée dans les deux derniers tomes de sa Philosophie des formes symboliques qui le détache d’un néokantisme confortable.

5.3 Une phénoménologie de la phénoménologie

Description de l’homme est paru en allemand en 2006 et a eu un fort retentissement – même en France, malgré un « autisme de la réception » de son œuvre, avant même sa traduction par Denis Trierweiler, Le Cerf 2011, 870 pages.

Son approche peut être mise en regard du livre de Heisenberg, Philosophie : le manuscrit de 1942, et des réflexions de Schrödinger.

La « légitimation » de la vision subjective de Husserl avec la phénoménologie nécessite, au delà du travail de la suspension du jugement – antéscientifique – et contre Heidegger – qui va vers l’antiscientifique – une justification qu’on ne peut trouver que dans les autres : d’où son exigence d’une anthropologie philosophique.

5.4 La métaphore

Blumenberg met en évidence, au delà des métaphores habituelles, l’existence de « métaphores absolues », impossibles à remplacer à l’aide de prédicats de même niveau de langue. Par ailleurs, il insiste sur le fait que les métaphores renvoient, plutôt qu’aux concepts, au « monde de la vie ». Voir Jonas...

Il proposera une métaphorologie.

6 Quelques éléments supplémentaires

6.1 Naufrage avec spectateur

Dans ce livre (L’Arche, 1994) on trouve, dans le dernier chapitre (pp. 93-115) Perspectives sur une notion de l’inconceptuabilité, une analyse de la métaphore kantienne du « fluxus temporis », fille de la métaphorisation spatiale du temps, mettant en perspective l’arrivée du rôle du temps comme structure la plus originelle de la conscience.

L’analyse de la distinction de Wittgenstein entre dicible et indicible – ce dont on ne peut parler, il faut le taire – ne touche pas l’inconceptuabilité. (Pour Valéry, Mon Faust, « ce qui n’est pas ineffable est sans importance »). Par ailleurs – pour la science – « l’analogie est le réalisme de la métaphore ».

On y trouve aussi une critique de la question de Heidegger sur le « sens de l’Être », et de son « inauthenticité ».

Ne prétendant pas à la rigueur, ce qui est évoqué ici n’est qu’une ouverture vers ce qu’aborde Hans Blumenberg, en particulier dans ce petit livre qui dans sa traduction par Laurent Cassagnau (comme Le souci traverse le fleuve dans la traduction d’Olivier Mannoni) est aussi littérairement une perle.

6.2 Libido Sciendi

Le terme est de Saint Augustin, qui stigmatisait ainsi la curiositas, détournée de Dieu et du salut vers la nature. (En l’opposant à l’hérésie gnostique, aversio contre conversio, Tertullien l’avait déjà placée dans les vices.)

Heidegger sécularisera cette condamnation au nom de l’authenticité.

Ce refus (du gai savoir ?) est en opposition à la vision grecque, qui ne voit aucune justification d’une telle limitation.

Dans la ligne de la dénonciation de Saint Augustin, la scientia operandi de Bacon et Descartes (correspondant au « plan d’immanence » nécessité à la suite du nominalisme par la crise de la scolastique) se démarque aussi de la démarche antique (eudémonique et ataraxique).

La critique kantienne quant à la limitation de la libido sciendi ne brille pas par sa clarté : « L’hypertrophie du désir de savoir est la racine de tous les phénomènes intellectuels dont la négation s’appelle Aufklärung ».

Ces détournements, dénoncés par Nietzsche (ou le mythe de Faust...), peuvent apparaitre comme à l’origine de l’association d’un « dégout pour la science » à l’actuelle situation d’hyperdéveloppement des sciences (et des techniques).

Freud analysera cette « pulsion de connaissance » avec son « travail du mythe » ; Blumenberg le prolonge en travail du rêve et travail du deuil. Brecht dit à propos de Galilée : « Il excipait de son irrépressible désir de savoir comme un criminel sexuel démasqué s’autorise de ses glandes ».

J.-C. Monod, dans Hans Blumenberg, Anthropologie philosophique aborde plus complètement son analyse de ce que dit Freud de Léonard de Vinci, et de la science comme pulsion de mort du genre.

Et la quête – sans fin – du savoir (« La science a trouvé le mouvement perpétuel : c’est elle même » écrit Victor Hugo) ne peut avoir de fin dans la vie individuelle.

6.3 Cassirer

Blumenberg relève comment Ernst Cassirer s’est écarté (vers 1910) de sa focalisation initiale sur « le problème de la connaissance ». Comme il l’a confirmé en 1929 (dans sa controverse avec Heidegger), pour lui la physique mathématique n’y représentait plus le tout mais son paradigme. Utilisant sa connaissance historique, il s’est penché alors sur la théorie de la formation des concepts (Substance et fonction, 1910, Minuit, 1977). Et, profitant de la bibliothèque de Warburg, il produisit (1923-1929), toujours dans la lignée du néokantisme, La Philosophie des formes symboliques. Son « réseau des formes symboliques offre à la théorie philosophique un nouveau monde d’objets et de thèmes, définis et intégrés différemment ». L’omniprésence de la forme symbolique condamne toute primitivité prélogique. Le progrès scientifique cesse d’être l’indicateur de toutes les différenciations de la conscience (linguistique, ethnographie, histoire des religions...) « Le temps et l’espace deviennent dimensions équivalentes de cette expérience fondamentale » : on cesse de tout ramener au seul présent (dans tous les sens).

[Voir en particulier Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance.]

Éliminant l’élément néokantien de sa philosophie, avec le « monde vécu », la théorie des formes symboliques se rapproche de la problématique (qui lui est contemporaine) de Husserl : « Le commencement de la philosophie ne peut résider dans le retour vers un factum, même celui de la science ». Le monde vécu n’est pas – n’est pas que – « tout ce qui a lieu » (comme le définit Wittgenstein). [S’en suivent de nombreux prolongements compliqués : coupure entre intentionnalité visant à la scientificité et l’indépassable, et mythe, langage, religion, art... ]

Blumenberg met en garde, néanmoins, à ce « que l’histoire de la philosophie, des sciences, des formes symboliques ne se réduise pas à l’autojustification du présent ». De même, le danger qu’un refoulement de l’histoire par une histoire, correspond à un antihistoricisme : le danger en est la tentation d’oublier la contingence de notre situation dans le temps. [Critique de l’ethnographie modèle ! Nécessité d’analyse du contexte de justification : Dialogo... ]

6.4 L’imitation de la nature (présentation rapide)

Ce petit livre peut (pourrait) être vu comme parlant d’esthétique. Hans Blumenberg y parle de l’imitation de la nature, de la rhétorique, d’ « état de langue et poésie immanente », du paradigme (du point de vue grammatical) et des formes symboliques de Cassirer. Mais à côté de ce qui peut être catégorisé comme relevant de l’esthétique, il y éclaire aussi des aspects fondamentaux de la pensée moderne (de façon plus directe que dans les énormes – et remarquables – balayages des ses autres livres évoqués plus loin), et en particulier sur la possibilité de la physique, éclairant, même s’il ne le signale pas, son émergence dans les temps modernes en rupture avec l’alchimie d’une part, les sciences du quadrivium d’autre part.

Pour Aristote, l’action sur le réel, « technè », recouvrait tant l’artéfact que l’œuvre d’art, consistant « d’une part à accomplir, d’autre part à imiter [le donné naturel] », ce qui, avec l’imitation, apparait comme lié tant au concept de natura naturans (principe productif) qu’à celui de natura naturata (forme produite).

La position d’Aristote découle de l’affirmation platonicienne (contre la sophistique, qui s’intéresse à l’apparence) que le démiurge – cosmologique, ce n’est pas encore Dieu – fonde l’idée, l’essence de tout [avec une « autosuffisance de l’absolu refermé sur lui-même, pas d’avantage créatrice à l’extérieur que génératrice à l’intérieur – qui a pourtant été prise comme modèle par la théologie chrétienne »].

Hans Blumenberg analyse en particulier l’évolution de la place de la nature, de Tertullien à Nicolas de Cues, avec en particulier l’irruption de l’infini.

[Il insiste sur l’importance de Nicolas de Cues – nous allons y revenir – avec son idiot et la docte ignorance : la technè est l’imitation de l’ars infinita de Dieu – focalisation sur la technique qui restera longtemps isolée, puisque la technique est « privée de langage » – avec le reste d’aspect démoniaque de la technique. L’homme devient « l’alter deus » de l’hermétisme.]

On peut voir une rupture à la Renaissance [Les Ambassadeurs, autoportrait de Parmesan/miroir convexe, 1523], pour que l’art devienne, comme l’écrit Nietzsche, « activité proprement métaphysique de cette vie ». Contre quoi se fait l’idée que l’homme se fait lui même ?

Chez Descartes, « la réalité de l’être est désormais comprise à partir de la possibilité de l’être ». « Leibniz fera encore une tentative pour fixer ces mondes [possibles] (...) par son optimisme métaphysique ». « À la contingence des formations naturelles s’oppose désormais la nécessité de l’œuvre humaine – aussi bien esthétique que technique ».

C’est au xixe siècle que l’antinaturalisme brise des chaines : « antinature » de Comte, « antiphysis » de Marx et Engels, avec l’antagonisme, explicité par Nietzsche, « entre construction et organisme, entre art et nature, entre le travail et la permanence... », et le refus de « l’identité de l’être avec la nature ».

Que l’homme, au delà de se « rendre comme maitre et possesseur de la Nature », s’envisage comme créateur (de son propre monde) plutôt que comme créature pose la question éthique des fins du savoir et du pouvoir.

Commentaire – pistes – de Joël Garnier : La théorie construction plutôt que contemplation. Place du pouvoir technique et politique : lois civiles...

Signalons aussi dans ce livre – pour mémoire – le texte État de langue et poétique immanente, concernant en particulier la poétique, qui ne peut guère être résumé.

[La partie manquante du texte initial de Hans Blumenberg est analysée dans les commentaires du livre Hans Blumenberg, Anthropologie philosophique, Débats philosophiques, Presses Universitaires de France, 2010, évoqué ci-dessus.]

Comme le souligne l’analyse de Hans Blumenberg, Anthropologie philosophique, on peut regretter dans ce livre comme, malgré l’ampleur de son travail, dans son œuvre en général, l’absence d’une articulation de sa recomposition de la pensée moderne avec ce qui correspond aux aspects sociaux et économiques, politiques et sociétaux. D’autre part n’apparaissent pas les autres civilisations (même le judaïsme apparait très peu, et l’Islam nullement). Ces manques pourraient inciter à un prolongement ?

7 Deux citations

7.1 Sur la liberté

Dans le dernier chapitre Perspectives sur une notion de l’inconceptuabilité de Naufrage avec spectateur (L’Arche, 1994), pp. 93-115, après une critique du Dasein d’Heidegger, Hans Blumenberg apporte à la fin d’une analyse des métaphores, une analyse « à l’encontre de ce qui est désigné par le terme de “liberté” ».

Parce qu’elle ne peut être comprise qu’en temps que présupposé nécessaire de la raison, dit Kant, la liberté est une idée. Il n’y a pas d’expérience non seulement de la réalité de la liberté, mais non plus de la visualisation possible de son idée. C’est par rapport à elle seule que la possibilité de la symbolisation est contestée par Kant – dans le sens où son utilisation du concept de « symbole » est proche de celle de la métaphore absolue (métaphores impossibles à remplacer à l’aide de prédicats de même niveau de langue, qui ne peut être réduite aux concepts) – parce qu’on ne peut jamais l’étayer d’un exemple d’après une quelconque analogie. Mais le danger d’une métaphore absolue pour l’idée de liberté est, chez Kant même, perceptible, et dans ses conséquences graves et nécessairement trompeuses, lisible dans l’introduction du concept transcendantal d’action. Elle incite à prendre pour liberté tout ce qui peut être présenté comme action transcendantale de la raison.

Kant a représenté la synthèse de l’aperception transcendantale comme procédé de l’entendement et les catégories comme règlement de celui-ci en dernière instance. Est-ce que, compte tenu du concept d’action de la théorie de la raison pratique, cela peut être déjà ou encore appelé « action » ? La théorie de la raison pratique peut et doit supposer l’identité d’un sujet qui est la condition de toute responsabilité et imputabilité possibles ; la théorie de la raison théorique ne le peut pas, elle montre justement l’identité du sujet in statu nascendi. L’entendement n’est pas le sujet qui dans ses actions se sert d’un procédé, il n’est rien d’autre que l’idée même de ce procédé réglé. Si on prend au pied de la lettre la distinction linguistique qui sépare l’entendement de telles « actions » toute la critique de la raison devient pratique. Si tout est pratique tout le monde est rassuré, mais on ne peut en tirer aucun enseignement.

Que “déjà” la synthèse des représentations soit action de l’entendement n’apporte rien pour la compréhension de la liberté comme base de condition de la moralité [...]

7.2 L’homme : renoncement à l’immédiateté

On doit admettre

comme une alternative d’égale valeur que l’homme pourrait aussi ne pas être la conséquence de l’évolution organique, mais seulement la correction tout à fait hétérogène de difficultés, de complexités de l’adaptation, pénibles, et demandant des efforts au sein de cette évolution. [Qu’est-ce que l’homme, p. 460]

8 Bibliographie pour ce qui précède

Hans Blumenberg, Anthropologie philosophique, Débats philosophiques, Presses Universitaires de France, 2010

Hans Blumenberg, L’imitation de la nature et autres essais esthétiques, Hermann, 2010, 170 p.

Marion Schumm, À propos de Hans Blumenberg. Entretien avec Heinz Wismann, Cahiers philosophiques, 2010/3, no 123, p. 89-100.

Marion Schumm, À propos de Hans Blumenberg. Entretien avec Denis Trierweiler, Cahiers philosophiques, 2010/3, no 123, p. 101-109.

Jean-Claude Monod, Hans Blumenberg, Voix allemandes, Belin, 2007, 239 p.

Et pour resituer sa critique de Husserl :
Jean-François Lyotard, La phénoménologie, Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, 1954.

Attention : les écrits des années 1960 dans

Hans Blumenberg, La raison du mythe, Bibliothèque de philosophie, Gallimard, 2005, 160 p.

sont illisibles dans leur édition française. Je peux en communiquer mon interprétation...

8.1 Blumenberg considéré ?

Il convient de saluer, outre la recension de Description de l’homme par Marion Schumm (sur le site La vie des idées, 2012), le numéro de janvier 2012 de la Revue de Métaphysique et de Morale, entièrement consacrée à Blumenberg. Y est discutée la première partie de La légitimité des Temps modernes, et analysé le travail non traduit sur Copernic : j’y retiens une analyse de Fœssel sur le transcendantal et la critique de Heidegger.

9 Une démarche dans la découverte de l’œuvre de Blumenberg

Physicien, j’ai rencontré Blumenberg en cherchant à comprendre la pensée de Leibniz (dont, à Besançon, Naoum Daher a repris, les exigences sur les fondements de la dynamique pour l’établir au delà de la régression philosophique qu’a été le succès newtonien, voir annexe). Son explication lumineuse de l’apport de Nicolas de Cues permet de comprendre la genèse des exigences leibniziennes, et m’a donné le désir d’aller plus loin.

Dans ce parcours dans l’œuvre de Blumenberg, après une excursion par la perspective, je suis arrivé au livre La raison du mythe [que la traduction m’a obligé à réécrire pour le comprendre. Cette traduction publiée sans vergogne par Gallimard, laisse penser qu’il s’agit d’une mauvaise traduction automatique, collant à la structure de la phrase allemande et incapable, en dehors des termes principaux, de choisir entre les « synonymes »].

Je suis passé ensuite à La lisibilité du monde, Le Cerf, 2007, publié en allemand en 1981, 414 pages, sur lequel nous ferons l’impasse, puis à des articles d’Esprit et d’Archives de Philosophie, et au livre de Jean-Claude Monod, Hans Blumenberg, et à d’autres livres apparemment plus littéraires ou anecdotiques, comme Le rire de la servante de Thrace, Naufrage avec spectateur ou Le souci traverse le fleuve. L’introduction de La lisibilité du monde montre la relativisation par Blumenberg du statut le plus généralement admis de l’expérience – comme dans le travail de Naoum Daher, remise en cause de la place de l’expérience rejoignant le travail de Licoppe sur la formation de la pratique scientifique. Existerait-il des recherches parallèles ?

Cette œuvre philosophique respecte le commandement de Ferdinand Gonseth pour la philosophie : « se lier à la science, non pour en être la servante, mais pour lui rester toujours égale. Non pour la suivre en tout, mais pour l’accompagner partout, pour se mesurer partout avec elle et ne jamais lui laisser le terrain en toute propriété ». Elle permet d’éclairer, comme nous l’avons déjà souligné, ce qui est fondamental pour la naissance de la modernité permettant la révolution scientifique, en particulier la genèse de la pensée leibnizienne avec Nicolas de Cues.

Blumenberg insiste particulièrement sur la querelle de la sécularisation : la révolution des temps modernes, pour Schmitt et Heidegger en particulier, ne serait qu’un rhabillage de la pensée chrétienne (d’où le titre du livre que nous allons évoquer : La légitimité des temps modernes). Il offre aussi des perspectives nouvelles sur des thèmes comme le mythe, la métaphore le conflit entre la toute puissance de Dieu et la contingence du monde. Tant sur l’histoire (où comme Michelet et les épistémologies constructivistes, il réhabilite Vico) que sur la philosophie (où il est convaincant dans l’analyse des différences entre Descartes et Leibniz, avec leurs retombées qui nous intéressent particulièrement sur les débuts de la dynamique) il apporte un éclairage nouveau et excitant.

Au delà de la présentation systématique de ses livres (évoquée uniquement plus loin à propos du Cusain en puisant dans l’un des “pavés”), notons que l’édition posthume et la traduction (progressives) de son œuvre rendent compte des résultats de son immense entreprise de balayage systématique de l’histoire des idées (occidentales) depuis l’antiquité. Il y montre en particulier ce que représente, par rapport aux Grecs, le christianisme : son exil, pendant la guerre, dans les facultés de théologie lui a donné à ce propos une connaissance et une clairvoyance rare, qu’il utilise dans l’explication de la genèse de thèmes majeurs, sur Saint Paul, la patristique, Saint Augustin et saint Bonaventure, Duns Scott et surtout la docte ignorance de Nicolas de Cues.

Évoquons simplement La lisibilité du monde, où il prend à rebours la vision (cartésienne ?/newtonienne ?) de l’appropriation (scientifique) du monde par l’expérience, au profit d’une appropriation – formelle, littérale, littéraire ? – qui ne conduit pas forcément, ni ne se limite aux concepts. (Le mythe est – aussi – le laboratoire des concepts, que l’art ou la littérature transcendent ?)

10 Nicolas de Cues

Hans Blumenberg, La légitimité des temps modernes, 1966, Gallimard, Paris, 1999, pp. 546-623.

Par l’analyse des évolutions des mythes, sa compréhension des conditions qui permettent de sortir d’un monde fini, comme celle de la pensée de l’éternel retour (dont Kojève, dans son analyse de l’idée du déterminisme, analyse fondamentale d’un aspect majeur de la révolution quantique, a montré l’importance pour le mythe du déterminisme absolu), et sa critique (positive) de la caricature positiviste des trois stades, Blumenberg permet de situer autrement la place de la science (y compris pour promouvoir, à côté de la physique mathématique, une physique philosophique ouvrant une voie nouvelle pour cette discipline comme nous l’évoquons en annexe).

Michel Serres1 relève que l’histoire des sciences (habituelle) manque d’ambition : ses études se cantonnent dans les diverses disciplines scientifiques, ne dépassant guère, dans leur façon de les aborder, les monographies. En résulte la difficulté d’avoir sur ces sciences une vision plus large, incluant leurs interactions avec le reste du développement de la pensée et des pratiques humaines. Il déplore tant l’ignorance des scientifiques dans les « autres » domaines (en particulier la philosophie) que celle des historiens et des philosophes relative à la science et la pratique scientifique. Avec une métaphore qui évoque le front des moraines glaciaires, il affirme que les rares essais de transversalité que l’on peut recenser ne permettent pas d’atteindre la vision globale de l’avancée des sciences, perspective qui permettrait d’intégrer ces disciplines dans l’Histoire autrement que comme un corps étranger. Cette analyse apparait comme une apologie du travail de Blumenberg. Dans son prolongement est proposé – en annexe – une analyse de la façon dont le développement scientifique depuis « la révolution newtonienne » peut être réinterprété.

10.1 Nicolas de Cues, (précurseur d’une physique philosophique ?)

Le travail de Hans Blumenberg sur la pensée de Nicolas de Cues montre l’évolution des idées, en critiquant une utilisation réductrice de la « sécularisation » pour la description du passage aux temps modernes. (Dans le domaine particulier de la naissance de la dynamique, cette analyse conduit – au delà de cette préhistoire – à la relecture de Leibniz par Laurence Bouquiaux2 qui a conduit Naoum Daher à des résultats nouveaux et révolutionnaires.)

On sait que la « docte ignorance » du Cusain a eu une influence décisive sur les réflexions de Giordano Bruno – beaucoup plus relativiste que Copernic – et celles de Leibniz.

Du fait de notre regard critique sur l’approche scientifique, nous relativiserons certains des jugements de Blumenberg quant à la portée historique des spéculations de Nicolas de Cues sur la « révolution copernicienne » : dans ses restrictions, il a trop confiance dans la « vérité » du paradigme newtonien. Nous y revenons plus loin.

10.2 Nicolas de Cues, au delà de l’ambivalence de la théologie chrétienne

Même si cela apparait aux physiciens un détour étonnant pour aborder la pensée de la naissance de la science moderne (avec Galilée, Descartes, Huygens, Leibniz...), il faut insister sur le point de départ – théologique – de la réflexion du Cusain pour comprendre comment a pu se réformer la pensée scientifique aristotélicienne : c’est ce dépassement de la métaphysique du Moyen-Âge qui a permis la révolution scientifique des temps modernes.

(Dans un article peu connu3, abordé dans un séminaire Épiphymaths par Jean Hardin, Kojève a montré de façon convaincante comment la doctrine de la transsubstantiation apparait comme une cause de l’apparition, en Occident, de cette révolution scientifique, alors même qu’elle semblait disposer de conditions plus favorables en Chine par exemple. C’est un déplacement étonnant correspondant, aussi, aux vœux de Michel Serres.)

Le cardinal de Cues entend résoudre la contradiction introduite par l’assimilation de la pensée aristotélicienne dans la doctrine chrétienne (Thomas d’Aquin en est un vecteur important) en même temps que l’impasse de la pensée scolastique, enfermée dans la sérialité « commentaire de sentences, collection de questions et sommes ».

Ce qui caractérise cette fin du Moyen-Âge, c’est l’ambivalence de la hiérarchie au sein du triangle métaphysique : Dieu/le monde/l’homme qui permet de prendre autrement le rapport de l’homme au monde, dans un exercice mental auquel les physiciens ne sont guère habitués (chez Naoum Daher, ce monde est restreint à la dynamique). Ce thème est alors théocentrique, c’est ce qui conduit à la dissolution de la rationalité scolastique par l’excès de transcendance lié au caractère redoutable de Dieu. Cette primauté divine révèle l’insuffisance de consistance de ce qui constitue la cohérence métaphysique chrétienne du système scolastique de rationalité : la cohésion entre théologie, anthropologie et cosmologie est construite sur le souci de salut du Dieu biblique, qui organise le gouvernement historique du monde autour de l’homme. Cette cohésion correspond à son organisation anthropocentrique !

Le salut (!) ne peut venir que d’un dépassement de cette contradiction, avec la conservation de la transcendance divine mais en associant l’homme et le cosmos comme qualités de cette transcendance.

[Blumenberg insiste sur la proximité – problématique – entre transcendance métaphysique et résignation sceptique vis-à-vis de l’immanence, dont le dépassement ne peut apparaitre qu’en se plaçant dans un processus dynamique, au lieu de se situer – comme y conduit de prime abord toute tentative de réflexion : l’exemple de la mécanique, et pas seulement avec Zénon, en est révélateur – dans une réduction statique.

Il met le doigt sur une contradiction entre les deux origines, bibliques et néoplatoniciennes, du principe de transcendance médiéval. La transcendance biblique de Dieu est temporelle : dans le passé (création et histoire du peuple de Dieu) ou dans l’optique du jugement dernier (« devenir-présent eschatologique et cathartique pour les hommes »). Elle n’est pas substantielle et n’existe qu’au travers d’un processus. La transcendance platonicienne est, elle, spatiale : les idées sont séparées du monde et hors de lui. C’est au dépassement de ces contradictions que va s’attaquer le docte ignorance, réintroduisant le processus dans la façon de s’approprier le monde.

Blumenberg signale – en passant – la volonté du Cusain de détruire le cosmos hiérarchisé de la scolastique : il attaque en particulier la distinction entre les mondes céleste supralunaire et sublunaire, greffe contre nature de platonisme dans la cosmologie aristotélicienne.]

10.3 La docte ignorance : une des dimensions de la pensée leibnizienne

Ce processus apparait dans la poursuite de ce qui se dérobe, où Plotin avait vu, au troisième siècle, la transcendance correspondant à l’itération d’un acte rationnel4. Au lieu de s’abandonner à l’expérience mystique (de Dieu), Nicolas de Cues avance la méthode de la docte ignorance. La transcendance est comprise comme un défi à l’impossibilité pour la raison d’atteindre à la connaissance de Dieu : le Cusain récuse cette impuissance, car dès lors, cette raison ne pourrait se satisfaire d’être ainsi l’image d’un créateur borné et imparfait (qui pourrait être plus grand et plus parfait). Et c’est ce qui correspond à l’affirmation de la possibilité de voir « avec l’œil de Dieu », qui est à la base de l’exigence de Leibniz quant à la connaissance scientifique.

Dans la laïcisation du monde qui correspondra aux temps modernes, cette transcendance sera perdue de vue. En dehors du principe de relativité distinguant entre les référentiels (principe d’ailleurs vite rangé au rang des accessoires par Newton, jusqu’à sa réactualisation par Einstein), la physique s’est résolue très vite à renoncer à l’exigence aristotélicienne de la distinction entre l’unicité de l’être et la diversité des paraîtres – des modalités d’existence. Elle se borne à prendre les phénomènes tels qu’ils apparaissent en se soumettant à une modalité de mesure, abandonnant ainsi toute exigence de respect de la pluralité des points de vue, celle que pouvait voir (dans ces temps métaphysiques) « l’œil de Dieu ».

10.4 Autres avancées primordiales

La volonté de transcender les points de vue est un aspect important de la réflexion de Nicolas de Cues mise en lumière par Blumenberg. Et l’exigence de considérer l’ensemble des points de vue avant de particulariser diverses approches (qu’il nomme subjectives) est l’un des impératifs majeurs de Leibniz. En suivant cette voie Naoum Daher a mené à bien l’exigence de cohérence pour cette multiplicité des points de vue permettant de passer du purement qualitatif au quantitatif. Les ouvertures qu’apporte l’analyse de la réflexion de Nicolas de Cues par Blumenberg sont impossibles à signaler toutes. Les quatre-vingt pages qu’il y consacre méritent une lecture attentive. Bornons nous à citer encore la discussion sur l’infini, et une ouverture sur une incertitude fondamentale, qui ne peut jamais être réduite comme l’ont cru les positivistes... Mais il serait dommage de ne pas souligner deux (autres) apports majeurs de Blumenberg correspondant à l’analyse de cette réflexion d’abord théologique, même si nous n’entendons pas les développer ici.

Le premier a trait au langage, et conduit au dépassement de l’approche nominaliste. Il sera repris d’ailleurs par Heisenberg, dans son Philosophie 1942 traduit et commenté par Catherine Chevalley5. Il caractérise le langage comme processus – aussi (« représentation et langage se reflètent à partir de la valeur limite de leur autodépassement »).

Le second, correspondant à un autre écrit du Cusain, touche aussi à la représentation en s’attachant à la peinture, au portrait : il souligne (avec l’intention de s’en servir comme métaphore) la façon dont le spectateur, où qu’il soit, y reste central. Des écrits modernes d’histoire de l’art analysant la révolution de la peinture au tournant du Moyen-Âge, celui de Daniel Arasse6 et celui de Denis Favennec et Emmanuel Riboulet-Deyris7 font écho à cette approche, qu’ils ignorent.

Restrictions sur l’importance de la révolution du docte ignorance ?

Dans son analyse des prolongements de la pensée du Cusain, Blumenberg relève combien ses conclusions restent conditionnées par les certitudes de son temps, et tance ceux (« Calcagnini, Bruno, Kepler et Alexander von Humboldt ») qui le louent comme précurseur de Copernic : mais la révolution intellectuelle analysée par Blumenberg avec la docte ignorance nous semble aussi déterminante que l’héliocentrisme de Copernic (adorateur du soleil ?) pour l’émergence de la révolution scientifique des temps modernes. (Un autre livre de Blumenberg, non traduit, mais évoqué par J.-C. Monod s’attache particulièrement à cet aspect, avec ses caractères de continuité et de rupture.)

Dans le même reproche de sous-estimer la portée de la révolution intellectuelle qu’il analyse, il faut relativiser une de ses affirmations, conditionnée par sa confiance en « la méthode scientifique » (dont nous dénions la valeur universelle). Il déclare : « Il [N. de C.] ne savait pas encore que le progrès de la connaissance et l’accroissement de la maitrise du réel pouvaient s’obtenir par une limitation des prétentions », sans référence à une possible limite.

Si la constatation est exacte, ce que montre le travail de Naoum Daher, c’est que l’ambition du Cusain, plus grande que celle qui correspond, comme l’évoque cette citation, à la simple exploitation des résultats expérimentaux, est aussi une voie possible pour l’approche scientifique : la méthode utilisée, à la suite de la physique, dans l’ensemble des sciences a été un progrès considérable, mais n’est pas la panacée.

11 Annexe. Une approche leibnizienne : les dynamiques possibles et les représentations du mouvement

Mon intérêt pour les approches de Blumenberg est largement lié à l’éclairage qu’il donne à la pensée leibnizienne, en la situant dans l’évolution des idées dans laquelle l’abandon de l’exigence d’universalité de l’approche scientifique, à la suite de Newton apparait clairement comme régression. C’est pour revenir sur ce renoncement que s’est engagé Naoum Daher, profitant du changement de perspective qu’a entrainé la relativité pour reprendre les fondements de la dynamique là où l’avait abandonnée Huygens et Leibniz : cette reprise se situe clairement en relation avec l’évaluation de la pensée occidentale telle que la dessine Blumenberg.

[Sur les sciences, les Lumières ont été tributaires de la contrerévolution scientifique et de la pratique scientifique qu’a induites le triomphe des idées de Newton, contre Leibniz].

Ce travail, en obéissant au rejet que prônait Leibniz de se satisfaire d’un seul point de vue imposé sans raison suffisante – l’a priori du choix de la vitesse pour caractériser le mouvement – ouvre une voie fructueuse en physique, voie qui n’avait pas été exploitée jusqu’ici.

La paramétrisation du mouvement par la vitesse – qui n’est qu’une de ses modalités d’existence – a conduit à la formalisation de la dynamique (newtonienne alors, mais qui la transcende), formalisation par les équations de Lagrange, avec tout ce que cela apporte en physique. Avec la dynamique einsteinienne sont apparues deux nouvelles approches ne privilégiant pas la vitesse. La méthode géométrique a été mise en avant par l’école française de Mécanique, avec les professeurs Germain puis Maugin8. Issue de la théorie des groupes, une méthode non spatiotemporelle privilégie la rapidité, grandeur additive dans les changements de repères. Si Claude Comte9 y voit la « véritable rationalité » de la dynamique, Jean-Marc Lévy-Leblond10 prône, pour articuler ces différentes approches, un perspectivisme que l’on peut rapprocher de celui de Leibniz.

Naoum Daher montre comment contourner tout choix exclusif en n’imposant ni cette mathématisation particulière du mouvement ni celles qui sont apparues ensuite, dans la reprise de la démarche historique de Huygens. Cela le conduit à construire les dynamiques possibles à partir d’exigences – mathématisables – cela sans nouveau recours à l’expérience et à la mesure, par essence locales.

Les plus marquantes des exigences (métaphysiques ?) déjà utilisées par Huygens sont un principe de relativité fort et l’existence d’une « caractéristique de la matière en mouvement ». Huygens, à partir de l’analyse des expériences de dynamique accessibles à l’expérience de son temps, a montré que n’était pas unique cette caractéristique, correspondant une relation de conservation. Comme l’a mis en évidence Barbour11, l’application du principe de relativité à la conservation de l’énergie (E) lui a permis, dans le cas des chocs élastiques “radiaux”, de déduire une autre conservation (celle de la quantité de mouvement p). La seconde application du principe de relativité conduit à la masse m, ne donnant donc pas de nouvelle conservation (incompatible avec les exigences physiques correspondant à ces chocs).

Répondre aux exigences de Huygens de n’avoir que deux quantités dynamiques conservées et celle de Leibniz ne pas privilégier la vitesse conduit à écrire le résultat M de cette seconde application du principe de relativité – quelle que soit la paramétrisation du mouvement qui peut être choisie – sous la forme générale (A, B, C étant des constantes)

M = AE + Bp + C.

La dynamique de Newton, A = B = 0, C = m, comme celle d’Einstein, B = C = 0, A = 1∕c2, y apparaissent comme deux cas particuliers parmi d’autres possibles (les mondes possibles de Leibniz), avec en particulier ceux proposés au début de ce siècle par les théories D. S. R. (double relativité spéciale) qui jouent avec l’énergie de Planck.

Pour ce qui est de l’expression de p quand on choisit v comme caractéristique du mouvement, p = mv pour Newton et p = mv(1 - v2∕c2)-12 pour Einstein, elle apparait au sein d’un ensemble (infini) de paramètres caractérisant le mouvement, infinité correspondant à un indice μ, avec des expressions pouvant prendre la forme p = mcf(v∕c).

La détermination des caractéristiques correspondant aux différents points de vue s’obtient par auto-organisation (tous les points de vue doivent être compatibles), ce qui conduit à remplacer une simple relation (celle entre p et la caractéristique du mouvement par exemple) par un ensemble de relations correspondant à une structure arborescente, chaque branche correspondant à un point de vue particulier.

Le perspectivisme leibnizien (infini) fait apparaitre aussi une structure arborescente des dynamiques possibles : la structure newtonienne n’apparait pas seulement comme une forme locale de celle d’Einstein (p = mv(1 - v2∕c2)-12 se réduisant à p = mv) mais comme une forme dégénérée locale (au voisinage du repos) de l’ensemble des expressions correspondant aux différents points de vue. Cet aspect ne peut apparaitre que dans ce cadre formel exigeant.

L’utilisation d’ « inter- et transsubjectivités » permet, en utilisant la nécessaire compatibilité des approches correspondant aux points de vue sur le mouvement, de passer au quantitatif (au delà des résultats de ceux qui comme Thom et Grothendieck, privilégiaient les approches qualitatives).

À la suite de ses succès, l’approche newtonienne est devenue, adoptée par la dynamique d’abord, l’archétype de la méthode scientifique. La construction par Naoum Daher de toutes les dynamiques raisonnables possibles (compossibles pour parler comme Leibniz) montre la possibilité d’une physique philosophique à côté de la physique mathématique (qui extrapole à partir des résultats ponctuels d’expériences, résultats qui peuvent ne pas avoir l’universalité qui leur est conférée ; il a fallu d’ailleurs attendre Bachelard et Popper pour que les scientifiques acceptent, avec réticence, l’évidence que l’expérience ne prouve rien). Théorisée par les positivistes, la pratique scientifique de la physique mathématique se refuse à toute remise en question. Par exemple, alors que les résultats expérimentaux – sur le “vent d’éther” – avaient définitivement déconsidéré le pari de Newton sur un espace et un temps absolu, Einstein avec la restauration du principe de relativité à la suite de la réflexion philosophique de Mach, a refondé la dynamique. Mais il s’est borné à construire un nouveau modèle, avec un scientisme où Merleau-Ponty12 dénonce un obscurantisme digne des pires productions du Moyen-Âge. Einstein mène la remise en question de l’articulation de l’espace et du temps sans revenir sur le refus de la réflexion philosophique opposé à Huygens et Leibniz par Newton dont l’hypocrite « hypotheses non fingo » justifiait l’insoutenable vitesse infinie. Einstein se refusera de revenir sur la critique de l’approche a priori de Newton et préféra prétendre – détournant la pensée de Bernard de Chartres – « monter sur les épaules de géant » de Newton.

Et si, comme Feyerabend, on peut admettre que « tout est bon », il apparait discutable de faire du bricolage permanent d’approximations successives le nec plus ultra de la pensée scientifique, comme l’a en fait théorisé Kant13 avec son bannissement du métaphysique en dehors du domaine scientifique.

Notes

1Faire de l’histoire, sous la direction de Jacques le Goff et Pierre Nora, tome 2, Gallimard, Paris, 1974

2Laurence Bouquiaux, L’harmonie et le chaos : le rationalisme leibnizien et la “nouvelle science”, Peeters, Louvain-Paris, 1994

3Alexandre Kojève, Les origines chrétiennes de la science moderne, in Mélanges Alexandre Koyré, tome 2 : L’aventure de l’esprit, Hermann, Paris, 1964

4« De même que, pour voir la nature intelligible, il ne faut plus avoir aucune image des choses sensibles et contempler ce qui est au delà du sensible, pour voir ce qui est au delà de l’intelligible il faut écarter tout intelligible ; on apprend bien grâce à l’intelligible ; mais pour savoir quel il est, il faut abandonner l’intelligible. » Plotin, Ennéades.

5Werner Heisenberg, Philosophie : le manuscrit de 1942, Seuil, 1998

6Daniel Arasse, L’homme en perspective : les primitifs d’Italie, Famot, Genève, 1978

7Denis Favennec, Emmanuel Riboulet-Deyris, Douce perspective : une histoire de science et d’art, Ellipses, Paris, 2007

8Gérard A. Maugin, A relativistic version of the principle of virtual power, Internat. J. Engrg. Sci. 19, no 12, pp. 1719-1730, 1981.

9Claude Comte, Langevin et la dynamique relativiste, Épistémologiques 2, no 1-2, pp. 95-109, 2002.

10Jean-Marc Lévy-Leblond, Speed(s), Am. J. Phys. 48, no 5, pp. 345-347, 1980.

11Julian B. Barbour, Absolute or relative motion ? : a study from a Machian point of view of the discovery and the structure of dynamical theories. Volume 1, The discovery of dynamics, Cambridge University Press, 1989.

12Maurice Merleau-Ponty, Signes, Gallimard Paris, 1960.

13Naoum Daher, Objectivité, rationalité et relativité scientifiques. Le cas de la dynamique », Annales Françaises des Microtechniques et de Chronométrie, vol. 79, no 58, 2009, pp 78-95 ;
Naoum Daher, Approche multi-échelle de la mécanique, Actes du 20e Congrès Français de Mécanique, P. Picard, D. Chapelle et M. Dahan (coord.). Presses universitaires de Franche-Comté, 2012, pp. 3997-4002.