Noam Chomsky, Sur la nature et le langage,
traduit de l’anglais par Valérie Aucouturier,
Agone, 2011.
À propos de la linguistique et du langage, Chomsky promeut une approche scientifique qui remet en question une idéologie dominante en sciences, et des méthodes qui ont amené leur comptant de résultats, mais prétendent arriver au fondamental en flirtant avec le réductionnisme et les idéologies scientistes. (Ce n’est pas seulement quand il parle politique qu’il est clair et précis.)
Ce cheminement de Chomsky a quelque parenté avec les constatations d’Atlan, qui met des limites aux ambitions de la biologie, science dure — tant dans À tort et à raison par exemple qu’avec l’ouverture sur le post-génomique.
Emblème de ce divorce, Chomsky renonce à l’ambition de faire “coller” l’analyse du langage à celle des langages artificiels (en opposition avec ses espoirs premiers, et la réduction au niveau des langages “context free”). Ce livre — en particulier dans les deux premiers chapitres « Perspectives sur le langage et l’esprit » et « Le langage et le cerveau » — est particulièrement clair.
Vue de notre point de vue de physicien1, son approche éclaire en particulier tant les apparitions de paradigmes que celles de programmes de recherche.
(La suite qui analyse de façon précise — dans des entretiens — le tournant des recherches sur le langage des dernières années va très loin dans la technicité ; même sans saisir les finesses des analyses sur le syntagme du déterminant ou les clitiques pronominaux il est possible d’y rentrer pour comprendre comment il illustre son propos épistémologique, dans les analyses précises qu’il fait en comparant les “solutions linguistiques” en français, en allemand, en italien, en anglais, mais aussi en japonais ou dans des langages vraiment exotiques ; mais cela conduit à aller chercher plus loin, par exemple dans les cahiers de l’Herne qui ont publié en 2007 un « Chomsky » fort riche, où sont discutés de façon plus détaillée les travaux de linguistique de ces dernières années : ils confirment les thèses épistémologiques de Chomsky, qui s’y révèlent raisonnables et fructueuses. Pierre Jacob y propose une analyse épistémologique des approches chomskiennes qui, si elle est moins claire que celle conduite par Chomsky lui même dans Sur la nature et le langage, peut être reprise profitablement.)
Je vais tenter d’évoquer ces deux premiers chapitres avec mes mots.
Le premier chapitre (sur le langage et l’esprit) fait un retour sur la révolution scientifique des temps modernes et en particulier sur le dualisme cartésien. Ce qu’il nomme, avec Weinberg — à la suite de Husserl — la révolution galiléenne voit l’inauguration du type d’explication scientifique qui vise à apporter la compréhension, avec ce que nous pouvons, a posteriori, qualifier de modèles de la vision mécaniste, en gardant, dans un premier temps les exigences philosophiques premières, issues de l’Antiquité ; l’acmé de la rupture est amenée par Newton, avec son « hypotheses non fingo » qui affirme l’impossibilité de la compréhension du monde correspondant à l’approche scientifique.
(Il s’agit d’autre chose que de la démission – logique — de Newton, dénoncée par Huygens et Leibniz, qui construit son modèle avec une vitesse infinie pour les interactions, et introduit ainsi le diable dans la machine en annihilant l’espace et le temps — même pour le commun des mortels. Le retour sur cette aberration sera effectué par Mach et, avec l’intégration des résultats expérimentaux de l’électromagnétisme, par Einstein.)
La négation de la toute-puissance des explications de la théorie mécaniste — en retrait par rapport aux exigences de compréhension de l’Antiquité — avait déjà été affirmée par Descartes, en particulier à partir de l’exemple du langage, avec son dualisme corps/esprit : la “res cogitans” échappe au modèle d’intelligibilité correspondant à la révolution scientifique moderne. Dans l’œuvre du “grand architecte” de la philosophie mécaniste, il faut réintroduire le fantôme (cartésien) dans la machine. [Darwin, à la suite de Locke et Priestley demandait “pourquoi la pensée, qui est une sécrétion du cerveau, est-elle plus merveilleuse que la gravité, une propriété de la matière ?”]
Doit-on accepter ce divorce, cette démission ? Sinon, comment une unification de la compréhension du monde est-elle possible ? Il y a deux réponses hégémoniques — antagoniques — à ce refus.
Chomsky a une position, sceptique, qui se met en retrait des deux attitudes dominantes.
Il aborde cette question dans le second chapitre : « Le langage et le cerveau ». Une unification, ou une harmonisation ne sauraient être de même nature que celle de la physique et de la chimie (qui a pu se faire grâce à la mécanique quantique, renversement de la physique classique) (ou, c’est moi qui l’ajoute, de la mécanique et de l’électromagnétisme, qui a pu se faire avec la réintroduction du principe de relativité).
Chomsky affirme qu’en fait “le langage et les facultés mentales relèvent par principe de la biologie (...) mais nous ne voyons pas aujourd’hui comment ces parties de la biologie sont en relation les unes avec les autres, et nous soupçonnons que des intuitions fondamentales nous font complètement défaut.” Dans chaque domaine (mouvant) de la recherche scientifique on peut seulement essayer de développer des théories explicatives (des modèles explicatifs) intelligibles, puis de les unifier, rien de plus n’est en fait en question (sinon en raison d’un besoin temporaire) ; on ne se soucie pas, par exemple, de se demander si la vie relève de la chimie ou de la biologie.
De la même façon dont on pensait que les modèles atomiques de la chimie ne reposaient sur rien de réel, ce qu’on construit dans les sciences cognitives n’apparaît en rien directement connecté avec le support matériel (et au stade ultime, avec la physique quantique...). Il est prématuré de vouloir asservir la recherche à l’émergence à partir de ce support (même si ce peut — pourrait — être le stade suprême de la connaissance).
Il présente donc 3 thèses qui (lui) semblent raisonnables :
Dans l’analyse et la discussion du travail à partir de ces thèses, il réfute en particulier la réduction du langage à un système de communication. (« Si les gens ne parlaient que quand ils ont quelque chose à dire, (...) l’espèce humaine perdrait bientôt l’usage de la parole » (W. S. Maugham). Peut-être peut on voir ici l’amorce de la réponse à l’aphorisme de Wittgenstein : ce sur quoi on n’a rien à dire, il faut l’aborder et en parler autrement.)
Je renvoie au livre pour les développements de ces critiques, qui le conduisent au troisième chapitre, « Entretien sur le programme minimaliste » où il situe la recherche linguistique dans la perspective que le développement de la langue, dans tous les cas, s’adapte au facultés mentales et que toutes les langues, en dépit de leurs différences apparentes, ont en commun une adaptation la plus économique possible à des capacités élémentaires du cerveau (l’apprentissage de la langue se fait avant toute organisation permettant par exemple l’arithmétique ou la logique élémentaire).
Ce programme suppose un “organe du langage” (correspondant à la capacité de tous les enfants « d’apprendre » n’importe quelle langue) et cherche comment il est construit, et s’il est “bien conçu”. Il présente les acquis de cette recherche qui demande de séparer le fondamental (commun) de l’accidentel, du contingent de chaque langue, ce qui est passionnant et difficile, en connexion avec les problèmes de l’apprentissage.
Cela n’apparaît pas central dans ce livre — mais aide à comprendre le parcours de Chomsky et son originalité : il insiste sur le fait que tout apprentissage correspond en fait à une perte, une mutilation, une interdiction de pistes possibles... une restriction de liberté. Ce qui reste sans doute le grand problème de l’éducation ?
Et ce livre demande plus que l’esquisse issue de ce premier survol.
1Il n’est guère étonnant que les analyses épistémologiques chomskiennes nous « interpellent ». Comme le soulignent Boecks et Hornstein dans le cahier de l’Herne cité, on peut distinguer, dans le programme génératif de la linguistique théorique auquel Chomsky est attaché, trois phases, une phase « combinatoire », une phase « cognitive » et une phase « minimaliste ». La première peut être connectée à l’ingénierie, la phase cognitive à la biologie, et la dernière avec la physique : les réflexions méthodologiques suscitées par cette approche éclairent la réflexion sur la pratique en physique.
Il y a d’ailleurs deux références explicites à des physiciens en justification du tournant minimaliste. La première est issue du cours de Feynman : au delà de l’observation des mesures, des nombres correspondants et de la loi qui les résume, « la vraie gloire de la science, c’est que nous pouvons trouver une façon de penser telle que la loi soit évidente ». Selon la seconde, d’Einstein et mise en avant par Weinberg, le but de la physique est « non seulement de savoir comment est la nature et comment sont construites ses transactions mais aussi d’atteindre autant que possible l’objectif utopique et apparemment arrogant de savoir pourquoi la nature est ainsi et pas autrement. »
Et cette attitude se sépare de l’empirisme qui, pendant longtemps, est resté l’idéologie implicite de la science, avec son apparence « plus scientifique » que celle des rationalistes, avec leurs (vagues ?) concepts mentalistes innées. Cette conception (très liée en fait avec les choix idéologiques politiques, tant libéraux que marxistes) est représentée en psychologie de façon emblématique par le behaviorisme de Skinner, que contredisent les travaux de linguistique structurale, avec sa dénégation de la liberté de l’enfant en face de la langue. (Elle ne semble pas indépendante de la conception sociale, proche de celle de Hobbes, de Skinner qui prône que « le contrôle des populations doit être assigné à des spécialistes — la police, les dirigeants religieux, les propriétaires et les docteurs. »)
La réflexion sur les choix métaphysiques (la liberté...) peut être rapprochée de la réflexion sur l’histoire des mentalités, en particulier en sciences. L’article de Tanya Reinhart — traduit de l’hébreu dans le même numéro des Cahiers de l’Herne — est particulièrement explicite.