Copernic

et la Révolution Scientifique et les Temps Modernes


Claude-Alain Risset, Epiphymaths



La parution en latin, juste avant sa mort en 1543, du livre de Copernic « des révolutions des sphères célestes » est sans conteste un événement important pour la révolution scientifique qui a signifié la naissance des Temps Modernes, par la rectification de « l'illusion cosmologique, théologique et métaphysique de la Terre et de l'Homme au centre de l'Univers ». Son importance a suscité de nombreuses interprétations, essentiellement métaphoriques: entre la « révolution copernicienne » de Kant et l'interprétation par Freud, par exemple, la différence est telle qu'il convient de revenir tant sur ce qu'elle représentait pour Copernic lui-même qu'aux diverses significations qui lui ont été attribuées par la suite.


Pour cette présentation nous allons nous appuyer essentiellement sur le travail de deux auteurs. Le premier est William T. Vollmann, un grand romancier américain (il a réalisé, entre autres, outre des reportages photographiques et journalistiques, un monumental essai sur la violence aux États-Unis en sept volumes dont l'un est traduit, et deux volumineux romans, « La famille royale » et « Central Europe », traduits par Claro, sont parus en France ces dernières années). Il a consacré au travail de Copernic un volume (remarquablement traduit par Bernard Hoepffner, avec la collaboration de Catherine Goffaux): « Décentrer la terre: Copernic et les révolutions des sphères célestes ». Dans cet ouvrage, il relate la façon dont il est arrivé à comprendre le livre de Copernic, et comment cela l'a conduit à revenir à la lecture de l'Almageste de Ptolémée, pour comprendre tant l'écliptique ou le zodiaque que les équants ou les précessions. L'exposition lumineuse de sa progression est passionnante (elle m'a, personnellement, permis de mettre de l'ordre dans des connaissances astronomiques- et astrologiques - restées un peu confuses). Ceux qui le souhaitent pourront chercher les rares reproches scientifiques que peut mériter son livre (cela ne va pas beaucoup plus loin que l'anglicisme qui consiste à traduire par télescope ce que nous distinguons comme lunette, pour Galilée): marque d'humilité autant que contribution à l'élucidation des difficultés de comprendre la complexité de ce qui est en cause, Vollmann fait état des erreurs qu'un astronome lui a permis de rectifier dans sa rédaction.


Le second est un philosophe allemand, resté largement méconnu en France:on a parlé d'autisme à propos de sa réception, Hans Blumenberg, qui situe sa réflexion dans la suite de Husserl, de Cassirer et de Freud. Il s'est intéressé en particulier à remettre en question ce qu'il considère comme des dérives: celle de Heidegger, et celles des tenants de la « sécularisation » qui veulent voir dans les Temps Modernes essentiellement une adaptation de l'approche théologique antérieure. Selon ses propres termes, il s'agit même d'une entrée en résistance. Dans le prolongement de l'étude des formes symboliques de Cassirer il a été conduit, dans son travail, à s'intéresser aux mythes et à la métaphore, en montrant en particulier les rapports (et les distances) des analogies mobilisées par la métaphore avec les concepts – concepts que la métaphore peut même préparer: il en a parlé comme d'un laboratoire du concept. En plus des passages de ses livres traduits (La Lisibilité du Monde et la Légitimité des Temps Modernes en particulier) où il dégage ce qu'il y a de fondamental dans la modernité, il s'est spécialement intéressé au  cas de Copernic  (ce n'est pas sa formulation) dans de nombreux articles et un livre, restés hélas non traduits, même en anglais (Vollmann ignore Blumenberg), mais auxquels un spécialiste de la philosophie contemporaine, Jean-Claude Monod y a consacré un chapitre « Histoire des effets et symbolisation: le malentendu copernicien » dans son livre sur Blumenberg. (Le chapitre suivant, la modernité, résume avec efficacité d'autres apports intéressants de Blumenberg correspondant aussi à notre sujet.)


État des lieux en ce seizième siècle

Avant toute chose, il convient d'insister sur les caractéristiques « culturelles », de l'époque et de Copernic, en ses lieux – en Occident chrétien, puisqu'il connaîtra la Pologne et l'Italie.

[Pour les réceptions suivantes, successives, de son livre et du (des) sens qu'il prendra, il faudra aussi tenir compte, pour comprendre les interprétations successives, de l'influence de leur « nootope » - comme Blumenberg baptise cet environnement - mais les distances culturelles seront moins grandes. Quant aux réceptions ailleurs qu'en Europe, nous en confessons une totale ignorance.]

Le christianisme, ayant intégré l'acquis aristotélicien, règne, mais est en crise, avec la Réforme (et la Contre-Réforme qui va intervenir); il vit le triomphe de la scolastique. L'averroïsme et son interprétation d'Aristote, comme le néo-platonisme, apparaissent de façon marginale (même si leurs approches ont pu avoir un rôle important comme déclencheurs...). Le nominalisme a ensemencé la pensée, et réapparaît la contradiction (récurrente) correspondant à la toute puissance de Dieu, créant un conflit entre le théocentrisme et l'anthropocentrisme: Il convient de retenir l'importance que va avoir la réponse de Nicolas de Cues - ou de Cuse, de Cusa - cardinal du quinzième siècle, avec sa « docte ignorance » qui met en avant la rationalité, dans le prolongement de l'évolution antérieure de l'Islam...

Pour ce qui est de la place des mathématiques et de la technique, les mathématiques sont depuis Pythagore (et sa secte) du domaine du divin (musique et cieux), ce qui ne se traduit nullement par un prestige des mathématiciens; et la technique reste du domaine de l'impur et du subalterne. L'expérimentation est incongrue et les seuls laboratoires sont ceux des alchimistes: Vitellio par exemple, comme l'a montré Chalmers, a faussé les résultats expérimentaux sur la réfraction pour qu'ils obéissent à une loi quadratique. Et l'exemple de Léonard de Vinci ne fera aucun émule... Il est quand même des domaines où cela change quelque peu, en médecine et en anatomie avec Vésale et Ambroise Paré par exemple.

Économiquement, c'est aussi l'installation de l'ère des marchands avant les balbutiements du capitalisme; on peut y voir un certain bien-être (?) correspondant aussi, en particulier, aux révolutions techniques de cette fin du moyen âge (charrue, moulins...) Avec l'apparition des clercs, les intellectuels (on peut se reporter à ce propos au livre magistral de Jacques Le Goff), s'installent des hiérarchies, avec la volonté de faire gagner aux « arts » un peu de respectabilité (peinture, ingénieurs militaires). Seuls les astrologues sont bien en cour (comme Cardan ou Kepler plus tard) avec les mêmes raisons que les alchimistes, et une part d'angoisse... C'est aussi l'époque de la chasse sanglante aux sorcières, dont le sexisme n'est pas la seule explication.


L'astronomie

Pour des raisons astrologiques, les puissants tiennent compte des astres et de leurs positions dans le ciel. L'antiquité a transmis une masse de données et d'interprétations géométriques des mouvements des astres (apparents, pour nous, modernes), et tout particulièrement des cinq planètes visibles à l'œil nu - qui avec la lune et le soleil ont fait notre semaine - dont les mouvements dans le plan de « l'écliptique », dans lequel se meut aussi le soleil, sont particuliers par rapport à ceux de la « voûte céleste ».

[En dehors même de l'observation systématique d'origine religieuse comme à Sumer par exemple, c'était des observations communes, en ces temps où les astres faisaient partie du quotidien. Nous avons été surpris de voir, il y a quelques années, que la moitié de nos étudiants en sciences, pourtant dans une ville de province, avouaient n'avoir jamais vu la voie lactée.]

Les Anciens ont divisé les directions dans ce plan en douze secteurs correspondant aux signes du zodiaque (correspondant à des constellations reconnues). La rotation diurne de la voute céleste a été constatée, avec la rotation apparente au cours de l'année des positions des étoiles à une heure donnée - ce que nous interprétons facilement avec la composition de la rotation propre de la terre et de sa rotation autour du soleil, donnant un jour stellaire de 23 h 56 minutes. Ils avaient compris que l'étoile du soir et l'étoile du matin ne faisaient qu'une, et constaté la précession des équinoxes. Appartenant au monde céleste, les astres sont justiciables des mathématiques, et la seule trajectoire digne d'eux (la droite étant exclue) c'était le cercle. Tous les astres (lune comprise, bien sûr) ne pouvaient donc que tourner de façon circulaire autour de la terre.

[La physique d'Aristote - la seule, les spéculations des stoïciens atomistes n'auront aucune audience, pas plus que l'héliocentrisme d'Aristarque de Samos – a peu d'importance, sinon pour assurer la cohésion de la terre et des astres.]

Alors même que cette circularité serait généralement acceptée sans problème de nos jours, le ciel étant abandonné aux spécialistes (fussent-ils astrologues), la somme des observations, précises - malgré l'absence de toute possibilité de grossissement - interdit de s'en tenir aux trajectoires circulaires. Le coup de génie de Ptolémée, au second siècle après Jésus Christ, traduit dans une œuvre magistrale, l'Almageste, est de compliquer le mouvement circulaire pour les trajectoires des planètes (les plus indisciplinées), en appuyant des cercles sur des cercles dans des constructions d'épicycles - fort compliquées, ne serait-ce que pour tenir compte de l'angle de l'écliptique avec « l'axe du monde » et des excentricités. Le cercle restait central, les apparences étaient sauvées, les tables précises et elles demeureront en usage pendant des siècles.

En cette fin du Moyen-âge, avec les problèmes de calendrier (le printemps était de plus en plus tardif) une révision apparaissait comme nécessaire, après celle - difficile à utiliser - correspondant au tables réécrites par les savant arabes au dixième siècle. L'interprétation de Ptolémée est revenue sur le devant de la scène, comme n'assurant plus totalement le résultat des observations même superficielles. La commande des Tables Alphonsines (commandée aux astronomes juifs et arabes par le roi de Castille, et remises en 1262) en sont un indice, et leur réalisation en sera un outil - que perfectionnera notablement Copernic. La première version imprimée en paraitra d'ailleurs en 1483 à Venise. (La seconde édition, sur laquelle Copernic semble avoir travaillé paraît en 1492...).

Il convient, pour compléter une esquisse des frémissements du cosmos en cette fin du moyen âge, de noter qu'Averroes, défenseur d'Aristote, avait mis en évidence, indépendamment de cette distance entre les prévisions et les observations, l'absence de valeur de cercles sans centre qui interviennent dans les épicycles (Copernic, lors de son passage en Italie, de Dominico Maria Novara et indirectement de Pic de la Mirandole aurait pu avoir connaissance de ces écrits astronomiques arabes, dont celui d'Averroes, en hébreu...). Adélard de Bath, dès le douzième siècle (« comment la terre se meut ») - au treizième siècle des manuscrits, avec figures, proposant un soleil tournant autour de la terre (comme la voute céleste?), mais avec les planètes tournant autour de lui, - et, au siècle suivant, Oresme, élève de Buridan, affirmant que rien ne permet de décider si c'est la terre ou le ciel qui tourne, montrent comment se fissurent les certitudes supposées.


La remise en cause copernicienne

Pour aborder ce sujet, on va se contenter,de résumer (drastiquement) ce que constate Vollmann, au delà des rectifications des prévisions astronomiques qu'il contient, sur livre de Copernic:


- La préface d'Osiander est contraire à l'esprit de l'œuvre, où la terre tourne sur elle même, et autour du soleil, comme les autres planètes.

- C'est essentiellement le premier livre, avec ce que nous venons de relever, qui est véritablement convaincant.

- Les trajectoires circulaires sont conservées, mais avec autant de contorsions que dans les épicycles de Ptolémée.


Le retour à l'observation de Tycho Brahé très peu de temps après, montre combien ce livre posait des problèmes. Quant à la simplification pour les calculs...

Tycho Brahé interpréta ses propres résultats d'observations en acceptant une partie des propositions de Copernic, mais en gardant la rotation des étoiles et du soleil autour de la terre. Ce sont ces résultats qui permirent par la suite à Kepler de comprendre l'excentricité comme correspondant à des ellipses: avoir à sa disposition l'outil mathématique que représentait la connaissance approfondie des coniques étudiées par les Anciens lui a été d'un grand secours pour cette improbable découverte.

Avant de voir les autres prolongements précisons d'abord – à la suite des analyses de Blumenberg - la raison théologique profonde de la proposition copernicienne. La volonté de Copernic est d'abord conservatrice, pour affirmer l'anthropocentrisme de la création. Mais Copernic abandonne la métaphore de la place centrale de la terre comme attestation de la place de l'homme: « il sortit de la cosmologie métaphorique, il abandonna l'image pour obtenir la chose ». Et c'est dans le même état d'esprit de restauration de la vérité de l'enseignement de l'Eglise que sera Galilée, quand il abandonnera pendant une vingtaine d'années le travail scientifique pour tenter (vainement, faut-il le souligner) de convaincre l'Église d'adopter l'héliocentrisme.

Effets de la première réception

L'effet de cette remise en cause du géocentrisme, même s'il a été mythologisé, est bien connu. Nous en retiendrons d'abord l'appropriation de la relativité par Giordano Bruno. Si le soleil paraît bouger par rapport à la terre, on peut voir la terre bouger par rapport au soleil. C' est Bruno qui popularisera la référence à l'expérience par la pensée du bateau que reprendra Galilée. Il en tire les conséquences à l'extrême en parlant d'un monde infini et d'une multiplicité des mondes (tout en se gaussant de toute prétention des mathématiciens). En résulte aussi, comme nous l'avons déjà indiqué, le retour à l'observation, avec l'observatoire de Tycho Brahé, dont les mesures, contre la conviction du Danois, vont permettre à Kepler (en mesure de mener sa réflexion et ses calculs en exploitant les résultats d'observation de Brahé grâce à son exil à Prague ) de modifier l'héliocentrisme de Copernic, pour déterminer - avec leurs lois – les trajectoires elliptiques des planètes autour du soleil (lois devenues les trois lois de Kepler). Et, c'en est aussi une conséquence indépendante du travail de Képler, cela explique ensuite la motivation pour Galilée pour s'approprier des attractions de foire qu'étaient les lunettes qu'il rendit astronomiques.

Les résistances à ces poursuites de l'acceptation du géocentrisme correspondent à l'état de la pensée de cette fin du moyen âge, telle que nous l'avons présentées ci-dessus, même si (comme ont tenté de le rectifier nombre de mises au points modernes) les faits ont été largement déformés (en particulier sur ce qui a été reproché à Giordano Bruno et à Galilée, par les Églises et plus précisément et plus tragiquement par Rome).


Copernic et la place de la terre

Si on ne veut pas se prosterner devant la lumière de celui qui - comme dans l'épitaphe de Newton par Pope - ordonne ex nihilo « fiat lux », il convient de revenir sur l'environnement intellectuel.

Duhem, dans sa volonté « continuiste », isole les nominalistes parisiens du quatorzième siècle comme précurseurs de Copernic. Il apparaît que leurs travaux sur le mouvement dans la continuité d'Aristote, qu'on retrouvera avec la naissance de la dynamique n'ont rien directement à voir avec le geste copernicien (même s'ils ont indirectement contribué à une ouverture du « champ des possibles » dans lequel s'inscrit Copernic, de la même façon que l'événement copernicien ouvre le champ des possibles à la révolution galiléenne). Mais les raisons de ce qui deviendra la révolution copernicienne se tiennent dans la crise de cette fin du moyen âge dont la réflexion de Nicolas de Cues représente tant un indice et qu'une amorce de solution d'un problème, dont les causes viennent du mode d'appropriation par le christianisme de l'héritage philosophique grec.

Si l'on suit Blumenberg, ce qui est majeur dans la révolution copernicienne, et les points les plus durs à admettre pour la scolastique tardive et pour les Églises sont:


- La transformation du principe de causalité correspondant à l'acceptation de la rationalité avec le renoncement à l'intervention continue du divin: Dieu disparaît du quotidien, pour investir le spirituel. (Il s'agit de l'achèvement d'un refoulement du païen, dont la reconversion correspond à l'hagiographie, mais aussi de « mystères » et des miracles.)

- Les bouleversements liés à la notion de l'infini (indéfini...)


- L'homogénéisation ontologique du cosmos (correspondant aussi à un abandon des héritages de la mythologie païenne)...


Au sein de ces « problèmes » de la fin de la scolastique, nous isolerons (comme le fait Blumenberg) avec à cette mise en branle de la terre (manifestement immobile) l'émergence – voilée - de la conservation du mouvement. L'idée de conservation est étrangère à la pensée d'Aristote, pour qui, comme le montre l'expérience quotidienne, seule l'immobilité se conserve. (C'est peut-être une raison cachée de l'introduction d'un temps cyclique?) Et la volonté patristique de digérer/refuser les idées stoïciennes y est apparentée. On peut rappeler le scandale soulevé par le repos de Dieu du septième jour: comment le monde a-t-il pu continuer de tourner sans le travail de Dieu? (Cela participe aussi des problèmes posés par l'hominisation de Dieu avec l'incarnation.) L'idée que « le mouvement est comme rien » - que voudra faire passer à la trappe Newton, contre l'affirmation de Galilée - est nécessairement présente pour rendre possible la perte de l'immobilité terrestre.

C'est une version édulcorée de cette relativité que Kant attribuera à la révolution copernicienne. Il se focalise sur une relativité des mouvements « apparents » dans sa définition de l'acceptation de changement de point de vue, dont il fait l'essence de sa « révolution copernicienne ». Une telle restriction lui permet d'accepter - comme le voulait Newton - que cette relativité apparente ne soit qu'un effet accessoire de l'existence d'un mouvement absolu. La relativité, pour Kant comme pour Newton, va être ravalée au rôle de changement de point de vue, ce qui est certes important : il permet de comprendre le point de vue autre, ou de l'autre; mais pour eux, il ne peut être que relatif à un point de vue majeur, une subordination à un point de vue qui serait celui de l'œil de Dieu qui apparaît ainsi comme un point de vue comme les autres, mais le meilleur (inter pares)..

Cette clôture majeure que réalise Newton, la physique mettra plus de deux siècles à s'en débarrasser; elle apparaît en opposition totale avec l'ouverture leibnizienne correspondant à sa mobilisation de l'œil de Dieu: la clôture est du côté de Newton.

Il ne faut pas s'étonner que les polémiques sur l'arrêt de la course du soleil par Dieu, qui permirent d'arrêter (aussi) Galilée, se soient focalisées, au delà même de la lettre du texte divin, sur le rôle de Dieu pour le mouvement. Et que, confit de théologie à deux sous, Newton n'ait eu cesse, un demi siècle après, de faire passer à la trappe ce « scandale » de la disparition de Dieu comme en activité constante, pour lui assurer au moins une présence permanente dans l'espace absolu.

Ce qui est derrière ce dissensus ne peut être compris qu'en revenant à l'antiquité, au stoïcisme, et aux raisons qui ont fait que (pas plus qu'en ce qui concerne Aristarque) la culture grecque et l'aristotélisme des Églises de la fin du moyen-âge ne pouvaient digérer la relation téléologique (et métaphorique) entre anthropocentrisme et géocentrisme. La terre ne peut raisonnablement être à la fois lieu du paradis et lieu de la chute, et la conscience de la contradiction sous-jacente peut expliquer la vigueur de la réaction des Églises, chatouillées là où elles ne pouvaient résister sereinement ...

Et l'idée du mouvement déthélologisé est moderne, y correspond par exemple, aux Jeux Olympiques, un le marathon qui fait partir d'un point pour y revenir, la course n'ayant plus comme but que la compétition humaine (c'est une une illustration que propose Hobbes!).



Interprétations

On peut distinguer, dans l'histoire postérieure, deux interprétations contraires. Si les scientifiques affectent en général une absence d'intérêt pour une éventuelle volonté d'assigner une place à l'homme – se retranchant derrière une nécessaire objectivité scientifique – il y a toujours eu des interprétations du « décentrement » de la terre, qui ne tiennent aucun compte des intentions de Copernic.

Nous citerons, comme emblématique d'une des interprétations majeure Goethe, la célébrant comme une percée sans égale de l'esprit humain capable de « faire tourner les astres ».


A l'opposé, on lui attribue un gain de lucidité sur l'humanité, pour « une humiliation de l'homme » relégué dans une position excentrique, insignifiante. [Alors même que ce ne sont apparemment pas des les préoccupations de Copernic, signalons la septième des thèses de Luther, affichées en 1517 « Dieu ne remet la coulpe à personne sans l'humilier, l'abaisser... ».] On connait les « trois humiliations » de Freud, mais on peut aussi rappeler, de Nietzsche, la « volonté d'auto-rapetissement » de l'homme post-copernicien.

Ce type d'explication est complètement extérieure à ce qui fait sens pour Copernic à « des révolutions des sphères célestes ». Ceux qui, à propos de l'abandon de l'arrimage de la terre au centre du monde parlent « de l'homme détrôné de sa place centrale, de son humiliation … n'ont cessé de rester attachés au réalisme de la métaphore du « centre » et du « décentrement »: Copernic était persuadé « que le monde avait été créé pour nous; mais il voulu introduire pour cette assurance métaphysique une confirmation réelle à la place de sa confirmation nominale-métaphorique. »

Il avait compris (contre l'Église de Rome et en particulier, Melanchthon Luther et Calvin – peut-être - qui prirent vigoureusement position contre lui) qu'il convenait, pour tenir la valeur de la position centrale de l'homme, d'abandonner une vision « réaliste » d'un homme physiquement au centre, sans implication sur sa « valeur », comme le veut l'idéalisation ultérieure, au cours de la Renaissance, de la situation au « centre du monde ».

Et il apparaît, qu'outre le passage « du monde clos à un Univers infini » qu'a parfaitement analysé Koyré et dont Bruno peut être l'emblème, l'entrée dans les Temps Modernes est caractérisée par la perte d'un « monde ordonné téléologiquement », pour l'accès à « un monde mû par des mécanismes d'auto-conservation sans but supérieur » auquel l'apport copernicien nous a conduit.




Bibliographie:

W.T. Vollmann, Décentrer la terre: Copernic et les révolutions des sphères célestes,Tristam, 2007


En reprenant le livre de Vollmann dont j'ai essayé de communiquer quelques uns des apports – il m'a fallu prendre mes distances pour ne pas en dire trop – j'ai douloureusement conscience que ce que j'ai retranscrit n'est aucunement à la hauteur du plaisir qu'il procure, dans la compréhension de l'astronomie, mais aussi des processus qui ont permis et permettent d'accéder à cette connaissance. Et ni sa précision scientifique ni la multiplicité des aspects abordés ne peuvent être même imaginés à partir des seuls aspects mis en lumière ci-dessus. Et ce en nous permettant d'accéder à ce qu'a apporté ce que Koestler a présenté comme « livre, le plus ennuyeux, le plus illisible des livres célèbres ».


J.C. Monod, Hans Blumenberg, Belin2007

L'absence de références pour les citations est volontaire: les références existent dans les deux livres dont nous espérons provoquer directement la lecture. On peut par ailleurs trouver nombre de références particulières sur la toile.

Malgré toute l'admiration et toute la sympathie qu'on peut avoir pour Jean-Pierre Luminet Les bâtisseurs du ciel, Tome 1 : Le secret de Copernic, livre de poche, Igf 2008, il convient de situer les fictions qu'il consacre à la révolution de l'astronomie comme participant plus des mythologies qui lui sont associées que d'une évocation historique. Il n'est bien sûr pas question de stigmatiser une œuvre de fiction qui peut permettre de sensibiliser aux approches scientifiques, mais elle ne peut faire l'objet d'une l'analyse de même nature que celle où nous allons montrer les diverses interprétations qui, historiquement, en ont été données; il pourrait néanmoins être intéressant (ce que ne manqueront pas de faire des lecteurs) de chercher dans sa (chanson de) geste l'empreinte des différentes approches métaphoriques que nous avons mis en évidence, [ne serait-ce que pour comprendre comment les élèves, et « l'honnête homme » de notre époque peuvent avoir une vision de l'approche scientifique telle qu'elle s'est dégagée dans les Temps Modernes. J.P. Luminet, Les bâtisseurs du ciel, Tome 1 : Le secret de Copernic, livre de poche, Igf 2008


Remarque: mon correcteur d'orthographe veut systématiquement remplacer géocentrisme par égocentrisme.

claude-alain risset@laposte.net